A. Grumbach : « La vallée de la Seine doit être l’icône et l’ossature du Grand Paris »

Antoine Grumbach revient sur l’idée du Grand Paris jusqu’au Havre, qu’il défendit dans le cadre de la consultation internationale de 2008. « Toutes les grandes métropoles mondiales sont portuaires », souligne-t-il. L’architecte donne aussi son avis, sévère, sur les nouveaux appels à projets innovants.

Dans quelles circonstances avez-vous proposé le développement de l’axe Seine ?

En 2008, j’ai été extrêmement heureux d’être retenu par le président Sarkozy dans le cadre de la consultation lancée pour imaginer le Grand Paris. Je travaillais depuis longtemps avec mes étudiants sur la vallée de la Seine. A partir de la lecture de Braudel et de Michelet, et de cette phrase de Bonaparte prononcée lors de sa visite au Havre, le 7 novembre 1802 : « Paris, Rouen, Le Havre, une seule ville dont la Seine est la grande rue ». On a beaucoup parlé de l’axe Seine à l’époque. Cela a fait bouger les lignes.

Aujourd’hui, il se passe énormément de choses sur ce sujet. Que ce soit à propos des infrastructures ferroviaires, de l’industrie, de l’agriculture, de l’habitat, du tourisme ou de la culture, quelles que soient les structures, « vallée de la Seine », « axe Seine », tous ces sujets sont des fragments de ma réflexion. Tout le monde m’accueille avec beaucoup de respect et d’amitié mais, hélas, personne n’est capable de créer un endroit où un travail continu puisse se mener, coordonnant l’ensemble.

Quelles étaient les lignes de force de votre projet ?

Je suis architecte, urbaniste, je m’occupe d’aménagement du territoire. Je fais de la théorie, de la philosophie. Je m’intéresse en particulier à l’espace public métropolitain. Et à la grande échelle. Dans ce cadre, ma réflexion sur l’axe Seine part du fait que toutes les grandes métropoles mondiales sont portuaires. 90 % des marchandises circulant sur la planète transitent par les ports. La grande mégapole de l’ouest européen, c’est Paris-Londres-Rotterdam. Rotterdam est d’ailleurs la seule à disposer d’une desserte qui descend pratiquement jusqu’à Odessa, grâce à une voie de chemin de fer dédiée, réservée à la logistique, pour desservir l’Europe centrale. Cette ligne a représenté un investissement considérable que personne d’autre n’a réalisé.

Antoine Grumbach

Antoine Grumbach. © JGP

Comment expliquez-vous la relégation relative mais persistante du port du Havre derrière celle du Range nord-européen ?

Dans la plupart des grandes métropoles, les villes sont propriétaires de leur port. Tout ce qui est bon pour la ville est donc bon pour le port, et vice versa. En France, les ports demeurent des institutions d’Etat. Jusqu’à un passé récent, le président du port du Havre – tout comme son directeur – ne parlait pas au maire…

Port 2000 a considérablement modernisé Le Havre…

On a installé, en effet, des grues formidables au Havre, qui déchargent très rapidement les bateaux, avec un bassin en eau profonde directement accessible, alors que ce n’est pas le cas en Hollande. Sauf qu’une fois les containers déposés au sol, les acheminer vers Paris nécessite de les placer dans un premier train qui les conduit vers une gare multimodale, où l’on décide si on les convoie sur l’eau, le fer ou la route. Si l’on opte pour le fer, la ligne Serqueux-Gisors n’est pas électrifiée pour contourner Paris vers l’est de l’Europe… C’est la raison pour laquelle la nouvelle ligne Paris Normandie (NLPN) est envisagée. Mais elle demeure à l’étude et son financement n’est pas sécurisé. Tout ce qui arrive aujourd’hui doit donc passer par la gare de Rouen, qui est un trou de souris où les marchandises passent au compte-goutte. Pour des raisons politiques, on a placé la future gare à Rouen, au sud de la Seine, pour pouvoir organiser, à Evreux, une bifurcation vers Caen.

Nous préconisions de réaliser la gare de Rouen au nord de la ville. Cela présentait notamment l’intérêt de placer la gare Saint-Lazare à 1 h 10 du Havre, permettant aux croisiéristes venant du Havre de visiter Paris dans la journée. Là, Paris restera au mieux à 1 h 40 du Havre, ce qui ne permet pas ces excursions. Idem pour les gens qui travaillent à La Défense et qui auraient pu regagner le Havre en un peu plus d’une heure. Tout cela aurait changé considérablement la donne industrielle, touristique, et cela affecte la capacité de Port 2000.

L’axe Seine, de Paris au Havre en passant par le Vexin normand. © AGA

Vous êtes à l’origine d’Haropa ?

J’ai proposé en effet en 2008, à l’inspecteur général des ports, que l’on bâtisse un seul port avec Paris, Rouen et Le Havre. Cela est fait. Les gains sont multiples. Auparavant, l’ensemble des marchandises qui arrivaient au Havre devait y être dédouané. Aujourd’hui, les containers le sont à Gennevilliers. Ils gagnent ainsi un jour ou deux, ce qui représente des sommes astronomiques. Il demeure néanmoins une vive concurrence entre les sites. Le projet du chef de l’Etat relatif au Grand Paris devrait comprendre de nouvelles mesures afin que l’on accède réellement à une gouvernance unique des ports de Paris, de Rouen et du Havre.

Vous êtes favorable au canal Seine-Nord Europe ?

Je suis absolument pour ce projet, en effet. Si les transitaires havrais, jaloux de leur monopole, se montrent réticents à investir, les Belges et Hollandais acquièrent actuellement du foncier tout le long du canal pour créer des grands lieux industriels de stockage et de déchargement. L’une des faiblesses du canal Seine-Nord, c’est qu’à un moment donné, il se jette dans l’Oise et arrive dans une zone où les ponts sont trop bas pour laisser passer les plus grosses péniches. Certains contestent le canal à ce titre. En réalité, des bases logistiques vont s’implanter en amont de ces contraintes. Une partie du fret sera donc acheminée par des navires de taille plus modeste. Et une partie du flux partira en camion en aval. Ces bases logistiques nouvelles sont une aubaine pour la région Hauts-de-France et le nord de l’Ile-de-France.

La vallée de la Seine, c’est aussi une tradition industrielle à exploiter ?

Son histoire industrielle se transforme. Aujourd’hui, par exemple, le raffinage du pétrole n’a plus lieu en France mais sur les sites d’extraction. Les raffineries ferment. Mais l’industrie chimique a absolument besoin des zones ainsi libérées, adaptées pour l’implantation d’unités de production de nouveaux matériaux, nécessitant également des installations classées. La mutation des véhicules vers l’électrique et la voiture autonome est également entamée. Rouen sera la première ville à conduire des expérimentations grandeur nature de véhicules sans chauffeur. L’industrie automobile évolue vers une industrie de service.

Un grand plan industriel pour pouvoir redéployer la vallée de la Seine est nécessaire. Or il n’existe pas aujourd’hui de volonté de l’Etat à ce sujet. C’est très dommage. Les missions « vallée de la Seine » ne se parlent pas. Le préfet Philizot (NDR : délégué interministériel au développement de la vallée de la Seine) a dressé l’inventaire des besoins, financé les études et des investissements. Mais il manque un projet d’aménagement de l’ensemble de la vallée.

Le schéma du maillage des transports. © AGA

Il est passionnant, néanmoins, de voir que les choses avancent malgré tout. Les chambres de commerce sont mobilisées dans la vallée de la Seine, l’association axe Seine regroupe tous les départements concernés. Et je participe actuellement, à la demande du président Frédéric Sanchez de la métropole Rouen-Normandie, à une mission de préparation de la candidature de la vallée de la Seine à l’Exposition universelle 2025. Le président des Hauts-de-Seine Patrick Devedjian s’y intéresse. Il m’avait notamment demandé de travailler sur une façon de faire en sorte que la vallée de la Seine devienne l’articulation entre son département et celui des Yvelines.

Vous portez un regard sévère sur les appels à projets de type « Inventons la métropole du Grand Paris » ?

Je dirai en résumé que, pour moi, ces concours reviennent à mettre le pied à l’étrier à des investisseurs, sans aucun projet d’aménagement en amont, avec l’idée qu’ils vont pouvoir faire n’importe quoi, qu’il suffit de faire des dessins à la mode et que le reste suit. Comme si l’on pouvait soudain s’affranchir de toutes les règles d’urbanisme. Ce sont des opérations spéculatives qui illustrent l’invasion du secteur privé dans le champ de l’aménagement. Je n’ai rien contre le secteur privé. Sauf que des grands projets d’aménagement ne peuvent être une collection de projets d’architecture sans un récit d’ensemble.

Vous avez des exemples ?

Le projet le plus scandaleux est sans doute, dans le cadre de « Réinventer la Seine », celui de la place Mazas, au bout du bassin de l’Arsenal. Personne au monde n’aurait jamais osé construire un bâtiment à cet endroit-là, qui constitue l’ouverture du canal Saint-Martin sur la Seine, un moment de respiration dans la ville. Comme, en outre, l’on n’accorde pas de permis de construire sur l’espace public, il faudra le déclasser. Or je suis un grand défenseur de l’espace public, parce que c’est lui qui tient la ville. Certains de ceux qui ont lancé ces opérations connaissent mal la question urbaine. Ils ont voulu réaliser des coups de com’, appuyés par des investisseurs qui demandent constamment que l’on abroge les règlements. Si certains règlements sont en effet tout à fait négatifs, sans règlement, il ne peut y avoir une réflexion, une orientation, une position. Les terrains soumis à « Réinventer la Seine » dans le port du Havre sont inscrits dans des parcelles orphelines d’un projet d’ensemble. Or ce projet n’existe pas, par exemple, pour le site mitoyen du terminal des croisières.

Les cinq bassins versants français, croquis d’Antoine Grumbach. © AGA

Rien, dans ces opérations, ne trouve grâce à vos yeux ?

Encore une fois, on ne réinvente pas Paris ou la métropole avec une collection d’opérations immobilières. Il suffit de proposer des toits végétalisés, des start-up et des espaces de coworking et les gens signent. Je connais bien l’agriculture urbaine. Pourquoi le modèle économique ne fonctionne-t-il pas ? Parce que l’agriculture urbaine réelle nécessite des investissements importants non rentables, par exemple, un ascenseur dédié pour monter les sacs de compost et descendre les déchets, un entretien quotidien, etc. Aucun des projets de ce type n’est sorti aujourd’hui. Ce n’est pas sérieux.

Vous êtes nostalgique d’un aménagement du territoire monopolisé par l’Etat ?

La France a perdu toute capacité de réflexion sur l’aménagement du territoire. La décentralisation a fait que l’on a cru que les régions allaient prendre en main ces questions, mais elles ne disposent pas des ressources intellectuelles adéquates. La grande époque de la Datar – du temps de Jérôme Monod ou d’Olivier Guichard – est révolue depuis longtemps. On ne sait plus faire de grandes opérations telles que furent celles du Languedoc-Roussillon, de la côte d’Aquitaine ou de la vallée du Rhône. Il n’y a plus de vision d’ensemble.

Aujourd’hui, les réflexions sur l’Europe et la place des métropoles, comme l’explique Pierre Veltz, doivent nous conduire à imaginer comment mettre les métropoles en réseau et, notamment, développer la vallée de la Seine. Nicolas Sarkozy a raison d’affirmer que ces questions ne doivent pas être laissées dans les mains des seuls politiques. On ne réalise pas l’aménagement de la Ruhr ou du Randstad hollandais à l’échelle d’un mandat.

Les grandes institutions internationales consacrent des sommes considérables à ces sujets sans jamais aborder la question de l’espace. Seuls les Allemands, à l’instar du Deutsche Zeitung qui finance la London School of Economics, ou Google ou Microsoft qui soutiennent des programmes à long terme là où il va se passer des choses, c’est-à-dire dans les grandes aires métropolitaines mondiales.

Les boucles de la Seine. © AGA

Vous prônez la création d’une région capitale ?

Il y a cinq grandes régions en France, toutes correspondent aux bassins hydrologiques de nos cinq fleuves. C’est l’échelle des grandes régions de New York, de Tokyo, de Shanghai etc. Aujourd’hui, je pense que la région Ile-de-France est ridicule, illisible à l’étranger. Il faut créer une région capitale comprenant Paris, Rouen et Le Havre, fusionnant la Normandie et la région parisienne dans une seule et même entité, avec deux pôles métropolitains, celui du Grand Paris ainsi qu’un pôle portuaire, composé de Rouen et du Havre qui ne sont qu’à 45 km de distance. A Shenzhen (Chine), 80 km séparent les deux extrémités du port. Ce sont d’autres échelles.

Par ailleurs il faut penser la métropole en incluant les rurbains, l’ensemble des habitants, et l’agriculture qui doit aujourd’hui être une agriculture de proximité, conformément aux principes de l’économie circulaire. Les systèmes de transport, des vélos aux TGV, sont l’armature de l’espace public métropolitain.

La perspective d’une métropole s’inscrivant dans les limites de l‘ancien département de la Seine est une erreur. Au minimum, il faudrait que le Grand Paris se développe sur l’aire urbaine de l’Insee, qui inclut les villes nouvelles, les aéroports et les grandes aires pavillonnaires induites par les chemins de fer du XIXe siècle, au-delà des zones de grands ensembles du XXe. La vallée de la Seine constitue pour moi un élément de représentation fantastique de l’identité de ce qu’est la métropole du Grand Paris. Il faut le mettre en évidence comme l’icône, l’ossature, la charpente, le squelette hydrologique et historique de la métropole du Grand Paris.

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